Comme nous l'avons remarqué à plusieurs reprises, en tant que moyen de communication, Internet peut être employé pour le bien ou pour le mal; cependant, en raison de ce caractère anti-traditionnel et dissolvant qui y est implicite, il s'avère fatalement très approprié aux actions de propagande ayant ce même caractère. Pour en revenir aux sujets qui nous intéressent, il devient un instrument de choix pour des campagnes contre l'œuvre de René Guénon et contre les traditions authentiques en général.
C'est le cas du "blog" en question malheureusement, qui dans le passé a pu acquérir un certain crédit auprès des "internautes" en publiant sur le net pendant des années des articles de R. Guénon et de nombreux autres auteurs à orientation traditionnelle, avec un assidu travail de copier-coller, presque toujours sans commentaires, donnant ainsi l'impression d'être un point de référence pour ceux qui souhaitaient s’informer gratuitement sur certains sujets.
Nous avions déjà souligné à d’autres occasions à quel point ce travail de copier-coller était bricolé et même tendancieux et malveillant dans certains cas. Mais la situation s'est ensuite aggravée lorsque les articles de Gian Giuseppe Filippi ont été fait passer pour traditionnels et hautement métaphysiques et sous l'influence de ce personnage, ou de ce dont il est un vecteur, l'attitude des militants en question a changé rapidement, notamment vers l'œuvre de Guénon, qu'ils voudraient désormais contester à tous égards selon les contraintes du «nouveau cours», et vers l'ésotérisme islamique, comme cela a déjà été précisé dans l'article d'Alberto Ventura de ce même numéro.
Si l’on se demandait comment un tel «retournement» soit possible, nous dirions que d'après notre expérience, il n'y a rien de surprenant compte tenu du «curriculum» des personnes concernées, qui pour la plupart ont comme point commun le fait d’avoir appartenu à une organisation initiatique de l'ésotérisme islamique et d'en être finalement sorti. Comme nous l'avons déjà expliqué dans le passé (puisque de tels cas ne sont pas si rares compte tenu des déformations de base des modernes), tout rattachement à une organisation initiatique suppose un engagement indélébile, tout comme l'initiation elle-même est indélébile.
Qu'il se présente sous forme d'un serment, d'un engagement solennel, ou bien d'un «pacte» entre l'être individuel et le Principe même par l’intermédiaire de l'initiateur, il s’agit toujours de l'institution d'un lien spirituel, véhicule nécessaire de l’influence initiatique et de tout ce qui en pourra suivre. Lorsque ce lien est rompu et renié, à partir de ce point, un chemin dans la direction opposée commence inévitablement. Les conséquences de cette rupture ne seront peut-être pas aussi immédiates ou discernables, mais à un moment donné elles prendront le relais fatalement, l'individu possédant désormais le «prérequis» négatif indispensable à ce retournement de tendance qui pourra le faire paraître si «méconnaissable».
Gian Giuseppe Filippi, semble avoir été rattaché à une tarîqah Naqshabendiya de Delhi et en être sorti pour ensuite opter pour une forme particulière d'hindouisme qui est, entre autres, véhicule d’une haine historique vers l'Islam. Certains autres qui se sont laissé emporter par son idéologie sont en fait pour la plupart caractérisés par le même genre de mésaventures, ayant erré ici et là, entrant et sortant de plus d'une tarîqah ainsi que d'une organisation maçonnique. Sous forme de la "Loggia René Guénon" à Milan, ils ont même réussi à être expulsés (avec une sentence) du Grand Orient d'Italie (ce qui n'est pas facile, car aucune exigence importante ne serait requise, un peu d'équité et de courtoisie suffiraient).
Actuellement, l'activisme médiatique du groupe en question s'exprime principalement à travers le site vedavyasamandala.com ; le «blog» du site ekatosedizioni.it ; scienzasacra.blogspot.com ; ainsi que plusieurs autres pages Facebook. Globalement une activité très intense compte tenu du petit nombre de «rédacteurs» (1). A cela s'ajoutent les livrets des «éditions privées Ekatos» avec des fragments de textes à caractère traditionnel qui servent toutefois de prétexte pour apposer des préfaces et des présentations qui, surtout dans le cas de l'ésotérisme islamique, font passer les thèses les plus réductrices et hétérodoxes.
Ces jours-ci (nous écrivons ce compte rendu le 20 juillet 2020) un très long article en trois parties d'Enzo Cosma (clairement un "clone" de G.G. Filippi) dédié aux lettres NA et NÛN a été publié sur scienzasacra.blogspot.com, avec référence avant tout à l'article de R. Guénon: Les mystères de la lettre nûn.
C'est un sujet sur lequel G.G. Filippi revient obsessionnellement, celui de contredire R. Guénon sur la possibilité d'une rencontre entre la tradition hindoue et celle islamique, en soutenant la thèse de la supériorité de celle hindoue et de l'infériorité des traditions abrahamiques, qui selon lui seraient limitées au "Non-suprême". Et avec cette thèse, il fait déjà des compromis sur les enseignements de l'école à laquelle il appartient désormais, selon laquelle les traditions abrahamiques ne seraient même pas de vraies religions mais de simples philosophies ou mouvements politiques, particulièrement néfastes dans le cas de l'Islam. De là un travail désespéré et implacable afin de réduire à tout prix la portée de la tradition islamique, ce qui implique évidemment la «nécessité» de réfuter en totalité l'œuvre de R. Guénon, ainsi que de réduire l’ampleur de celle de Muhyiddîn Ibn 'Arabî et d'autres Sûfis qui, à ses dires, se seraient «trompés» sur bien des points. Ayant complètement perdu tout sens des proportions, le «nouveau» Enzo Cosma élabore ses théories dans un article de plus de vingt mille mots que nous n'avons certainement pas l'intention d'examiner ici analytiquement.
Disons qu’il est notoire que toute falsification n'est jamais faite seulement de fausseté mais d'un mélange de vérité et de fausseté, condition indispensable pour qu'elle puisse paraître crédible. Dans le cas en question, la «ruse» dialectique consiste à adopter des données authentiques et à recourir à des arguments traditionnels mêlés aux déductions relatives à une culture académique, donc profane, et même avec des tendances évolutionnistes ; déductions qui le plus souvent sont des allégations, surtout quand il s’agit de sauter aux conclusions souhaitées, généralement absurdes et incohérentes, comme lorsque l'on se laisse échapper rhétoriquement: « Comment une religion née à un certain moment cyclique peut-elle être considérée comme universelle? » Ici la métaphysique a été momentanément oubliée !
Voici un exemple pour donner une idée du trait tendancieux des articles élaborés par M. Filippi/Cosma et sa famille ; le rédacteur trouva une lettre de Guénon adressée à Alain Daniélou où le mot sanatana était écrit en caractères devanâgâri sans le « a longue » et avec les caractères détachés au lieu d'être unis par une ligne supérieure continue ; il en fait donc toute une histoire et veut même en déduire que Guénon: "a commis des erreurs, malgré ses études universitaires, que même un étudiant en sanskrit de première année ne ferait jamais ." (2)
Contrairement à ce que prétendent M. Filippi et Cosma, il suffit de regarder un ancien manuscrit sanskrit pour voir que c'est l'une des manières les plus courantes d'écrire selon les règles traditionnelles ; mais évidemment, nos détracteurs ne s'appuient que sur des exemples d'écrits modernes et à impression (d'ailleurs généralement tirés de Wikipédia) et ne peuvent donc en avoir aucune cognition.
Les connaissances de Guénon n'étaient pas du tout «académiques», contrairement à celles de Filippi; enfin, si l’on veut aller voir ce qui reste des manuscrits sanskrits de Guénon (qui certainement ne sont pas ces quatre caractères de la lettre à Daniélou), nous rapportons une liste de ces documents à partir d'un article sur le sujet paru dans les Cahiers de l'Unité : (3)
«...les exposés doctrinaux… qui proviennent principalement du Vêdânta dans sa forme shivaïte sont nombreux, et, en quelque sorte, “immédiats”, c’est-à-dire consécutivement à son, ou à ses rattachements à des Maîtres vêdântins. C’est ce que prouvent aussi deux documents inédits, rédigés avant ses premières publications, et avant celles de Palingénius et celles du Sphinx : même si nous ne pouvons les dater avec exactitude, ce sont les documents d’ordre traditionnel les plus anciens de René Guénon que nous connaissons ; à défaut d’être plus précis, on pourrait situer leur rédaction à compter de son installation à Paris, en octobre 1904, et retenir dans un premier temps fin 1907 comme terminus ad quem ; ce que nous dirons plus loin permettra d’être plus précis.
* * *
Le premier est de 115 pages : il contient certaines Upanishads écrites en sanscrit par Guénon, accompagnées parfois de leur traduction anglaise publiée dans les Sacred Books of the East (4). Puis suivent plusieurs textes vêdântiques se référant aux Sûtras ; un autre document établit les correspondances existant entre les Adhikaranas et les Sûtras. On trouve ensuite un index de 347 termes techniques sanscrits provenant des Vêdânta-Sûtras, avec leur traduction anglaise. Enfin, sur 44 pages, Guénon donne la version intégrale des Brahma-Sûtras selon Shankarâchârya, en sanscrit et en anglais, puis il indique les variantes ou différences notables que l’on constate avec celle de Râmânuja. Dans cet ensemble, il n’y a aucun texte appartenant au Tantrisme ; de plus, il n’y a aucune référence à cette voie de l’Hindouisme : tout y est centré sur les Upanishads et le Vêdânta.
Le second document est constitué de quatre cahiers reliés s’étendant sur 576 pages, contenant 689 articles de noms propres, de titres d’ouvrages traditionnels, d’expressions et de termes “samskrits”. Les articles et références aux Vêdas…
Dans la seconde partie du même article, le P. Brecq résume :
« Dans la partie introductive de cette étude, en référence à certains écrits publiés par René Guénon et à plusieurs de ses documents inédits, nous avons prouvé que celui-ci apprit les doctrines hindoues, et plus particulièrement les enseignements métaphysiques et initiatiques de Shankarâchârya, par transmission directe et orale, auprès de représentants de l’advaita Vêdânta rattachés effectivement à la sampradâya du plus grand des Maîtres hindous, voie traditionnelle qui privilégie le point de vue shivaïte. En nous appuyant toujours sur les textes en question, nous avons aussi pu déterminer que c’est au plus tard au début de l’année 1906 qu’il fut autorisé à exercer sa fonction d’enseignement»..
Ce dernier constat nous amène à rappeler, comme il avait déjà été fait dans cette revue par le passé, que l’autorisation d'une autorité initiatique est nécessaire pour aborder les questions initiatiques d'une tradition.
Bien que cette autorisation, par sa nature même, n'a pas à être documentée à l'extérieur et reste liée à l'honnêteté et à l'équité de l'auteur, il est à considérer comme manifestement impossible que quiconque est exclu d'une certaine organisation initiatique ou n'appartient plus davantage à la même tradition puisse être autorisé. Les prétendues «démonstrations» de G. G. Filippi, Enzo Cosma ou d'autres dans des conditions similaires, concernant l'ésotérisme islamique, doivent par conséquent être considérées comme tirées d'un point de vue exclusivement profane.
Il vaudrait toutefois la peine de consacrer plus d'espace à ces «productions» pour tenter d'endiguer les vagues de poison que le groupe en question déverse en s'adressant notamment aux lecteurs de Guénon afin de créer un maximum de confusion. Nous espérons pouvoir le faire dans une occasion future, par exemple dans le prochain numéro, celui du deuxième semestre, qui devrait sortir à peu près en même temps du soixante-dixième anniversaire de la mort de R. Guénon et devrait donc être consacré à son œuvre de manière encore plus spécifique : on devrait pouvoir parler plus aisément de la situation actuelle sur l'acceptation de l'œuvre, mais aussi de ses détracteurs, y compris ces «ennemis qu’on ne devrait jamais consentir à traiter en adversaires » . (5)
GIANNI CONFIENZA