Sur la réelle objectivité des historiens et sur l’exactitude des faits rapportés par ceux-ci, il existe en général un scepticisme répandu, justifié par le constat que ceux qui se consacrent aujourd’hui ou se sont consacrés autrefois à ce genre littéraire sont presque toujours de parti pris ; parfois, ils suivent simplement leur orientation mentale individuelle, mais très souvent, ils ne servent que des intérêts particuliers. Tout cela évidemment à un degré différent selon les cas ; on ne saurait trop généraliser et, en outre, il est souvent possible de comparer différentes sources discordantes pour essayer de se rapprocher un peu de ce que l’on appelle la réalité des faits.
En ce qui concerne les « historiens » ou soi-disant tels qui abordent la vie et l’œuvre de René Guénon, les possibilités de comparaison avec différentes sources sont malheureusement assez rares, car ceux qui ont une compréhension correcte de cette œuvre ont bien d’autres choses à faire que de traiter de questions biographiques et, moins que jamais, ils écrivent des livres sur le sujet ; de sorte que tous ceux ‒ et il y en a beaucoup ‒ qui, motivés par des intérêts matériels et idéologiques, se vouent à une « critique » ‒ toujours basée sur un point de vue profane et fondamentalement hostile ‒ ont presque constamment le champ libre. Si quelque contemporain, tout en violant la volonté de René Guénon qui ne voulait pas que l’on s’intéresse à sa vie privée, fournit des récits et des données biographiques dont il a pu avoir connaissance, non empreints d’hostilité, il est immédiatement classé, avec un ton quelque peu méprisant, dans la catégorie « hagiographique », donc pas assez « scientifique » pour être fiable. Mais nous verrons bientôt quels sont vraiment ces « critères scientifiques » si constamment réclamés.
Dans la pléthore de « professeurs » qui se sont fixés comme but dans leur vie de tenter d’abaisser au niveau de la mentalité profane tout ce qui concerne la fonction de René Guénon, et de créer le maximum de confusion autour de son œuvre, Jean-Pierre Laurant est certainement parmi les plus constants, obstinés et répétitifs. Cet auteur n’attaque que rarement R. Guénon sur le contenu doctrinal, et quand il le fait, il montre, par écrit, son incompréhension totale (nous en verrons quelques exemples). Dans l’impossibilité théorique et pratique d’une attaque directe, il ne lui reste donc plus qu’à « rebondir » en insistant sur tout ce qui entoure la personne de Guénon, en rentrant quelque part dans le champ de l’action, en particulier sur le comportement de ceux qui avaient des relations avec lui, descendant ainsi dans un champ presque inépuisable, pourchassant des informations fragmentaires, jusqu’à de simples commérages.
Étant donné qu’aujourd’hui il est à la mode de parler de « réseau », voici l’idée d’un nouveau livre : parler et médire sur toutes les personnes qui étaient en quelque sorte en relation avec R. Guénon, en les regroupant en fonction de leurs relations et en les considérant comme formant différents « réseaux »(1).
Comme spécifié dans l’introduction :
« Les sciences humaines s’intéressent depuis peu au rôle joué par les réseaux dans la vie des sociétés ; les sociologues ont analysé et théorisé leur fonctionnement pour la vie économique et accessoirement politique, mais le domaine intellectuel et, a fortiori, spirituel leur échappent ».
C’est donc ici que M. Laurant intervient pour combler cette « lacune » en appliquant un critère totalement profane à un domaine qu’il définit comme intellectuel et spirituel, en montrant qu’il ne comprend pas du tout la véritable signification de ces termes. Vraiment une bonne idée, digne des grands thèmes que l’on se propose d’approfondir !
Dans notre précédent article sur le sujet(2), où nous faisions référence en particulier au livre René Guénon, Les enjeux d’une lecture, nous notions entre autres (nous nous excusons pour l’autocitation) :
« Dans les passages où il est question de faits et de circonstances dont nous avons une connaissance directe, car nous étions présents au moment de leur déroulement, nous avons trouvé non pas seulement des inexactitudes, mais surtout des malentendus dus à des anachronismes, des erreurs d’identité, des fausses informations, des déclarations diffamatoires faites par des personnes non informées et étrangères aux faits ; et étant donné que le récit de ce dont nous serions en mesure de témoigner personnellement n’occuperait pas plus de trois pages, nous pouvons en quelque sorte imaginer le fatras qui peut exister dans les deux cents pages de l’ouvrage.
« Souvent, dans l’exposé, les “informations” sont présentées sous forme d’une accumulation hâtive d’une grande quantité de très courtes nouvelles, avec déductions récurrentes et déclarations apodictiques, ce qui ressemble plus à un numéro de jongleur qu’à une étude historique sérieuse. D’autre part, cette façon de procéder correspond encore à une technique précise : on crée une diversion qui tend à diminuer la capacité d’analyse du lecteur, on donne l’impression d’être surinformé ; en réalité, on place des données réelles au même niveau que les allégations provenant de sources peu fiables, d’écrits ou de voix ayant un but diffamatoire spécifique, de jugements rendus par des personnes complètement incompétentes, et tout cela dans un tourbillon où le lecteur n’est pas, sinon sporadiquement, averti de l’origine des informations ; “nouvelles”, cependant, toujours choisies de manière ad hoc pour valider la thèse que l’auteur entendait soutenir à tout prix, également sur la base de simples rumeurs ou bien de “racontars” ».
Surtout, dans la plupart des cas, il n’y a pas de corrélation entre les déclarations et ce qui devrait en être la preuve. Malgré les prétentions scientifiques, les modes de raisonnement logique les plus élémentaires ne sont pas respectés. Ceci a, entre autres, un impact sur ce que devrait être la catégorie de lecteurs vers qui cet écrivain choisit de se tourner et qui ne pourra jamais être, même partiellement, comparable à celle à laquelle Guénon lui-même avait l’intention de s’adresser. Ce dernier avait clairement précisé quels devaient être les destinataires de son œuvre, et il est plus qu’évident que certains soi-disant érudits tels que Jean-Pierre Laurant ou d’autres semblables à lui ne peuvent en aucune manière être inclus dans le groupe de tels destinataires ; tout ce qui provient de leurs élucubrations extérieures ne pourra être qu’abusif, sans aucun rapport avec le but de l’œuvre et incompatible avec celle-ci.
Dans ce livre, chaque page est tellement pleine de confusion, chaque mot, on peut le dire, est si ambigu, que si nous voulions en contester les deux cents pages, il nous faudrait en écrire mille deux cents ; tout ce que nous pouvons faire c’est de donner une idée générale après avoir cité des exemples « par échantillonnage ».
Page 174 :
« À la voie étroite empruntée dans l’ordre intellectuel, s’ajoutèrent les aléas de l’existence propres à une vie menée comme un combat au service du vrai, en quête de résultats pratiques, et ne reculant ni devant les polémiques, ni devant les changements radicaux. Il s’ensuivit une accumulation de contradictions qui ont pesé lourd dans le destin de l’œuvre. La première se trouve dans l’affirmation répétée d’avoir été le seul à avoir tenu un discours purement oriental, hiératique, dépersonnalisé, tout en procédant selon les règles scientifiques et les pratiques de l’intellectualité occidentale : les textes traditionnels hindous cités, comme l’a souligné Filiozat [sic], avaient tous déjà été traduits et pris dans le sens reconnu globalement par les orientalistes. Cette position s’accompagnait de violentes attaques contre les mêmes orientalistes, notamment les Allemands, sur la question du bouddhisme ; elle n’épargnait pas les Hindous qu’il jugeait occidentalisés, et sur des critères bien aléatoires ».
Dans la note, ces deux dernières déclarations se réfèrent plus particulièrement aux relations avec A. K. Coomaraswamy, de manière totalement diffamatoire, comme nous le verrons dans quelques instants.
Le terrain sur lequel se place M. Laurant est celui d’une recherche continue de contradictions hypothétiques entre la doctrine exposée par Guénon et sa vie, toujours en cherchant à tout interpréter au niveau de la mentalité profane, attribuant ainsi à Guénon les pensées, les réactions, les faiblesses et même les manies, d’un homme ordinaire. La même attitude est adoptée à l’égard de la doctrine, dont J.-P. Laurant essaie de donner une interprétation réduite, telle qu’une simple philosophie, avec la prétention de voir ses origines et ses sources dans ce qui était normalement accessible à l’époque. Ni l’idée de réalisation spirituelle, ni celle de fonction traditionnelle ne sont admises, tout est réduit à la platitude de la mentalité moderne et profane, au scepticisme, à une hostilité qui va jusqu’à la falsification.
Ainsi, les incessantes interventions de clarification de Guénon sont appelées « polémiques » (plaçant au même niveau tout autre interlocuteur). L’aide qu’il pouvait donner, en raison de sa fonction et de son degré spirituel, par rapport à certaines possibilités qui s’ouvraient, ou la reconnaissance de ce qui restait n’était plus vivifié et qui donc ne s’avérait pas correspondre à une possibilité réelle, sont définis : « changements radicaux », comme s’il s’agissait simplement de changements d’opinion. Face à la cohérence parfaite que Guénon a toujours maintenue, on présume voir une « accumulation de contradictions » qui pèserait « lourd sur le destin de l’œuvre », comme si l’on savait quel est ce destin et comment il aurait été si les choses avaient été gérées par une « nullité » parmi celles connues de M. Laurant. Dans les expressions : « voie empruntée dans l’ordre intellectuel » et « règles scientifiques et pratiques de l’intellectualité occidentale », il utilise le terme « intellectualité » d’une manière trompeuse, l’appliquant également au point de vue exposé par Guénon et à celui des « savants » occidentaux, en cherchant à réduire la véritable intellectualité, synonyme de spiritualité, qui se rapporte à l’intellect de nature transcendante et supra-individuelle, au même niveau que l’intellectualisme des philosophes occidentaux, qui en est au mieux une contrefaçon.
Dans son Introduction Générale à l’étude des Doctrines Hindoues, R. Guénon se concentre sur les critères de la « Logique » et des darshanas, illustrant ainsi les méthodes qu’il a lui-même adoptées, qui ne sont pas « les règles et les pratiques scientifiques de l’intellectualité occidentale ». Au contraire, ce genre de science et de fausse intellectualité est précisément ce dont Guénon fait table rase comme condition préalable à son exposé des doctrines traditionnelles. Cela ne signifie évidemment pas que la logique orientale ne puisse pas coïncider avec la logique occidentale lorsqu’elle est correctement comprise et que le supra-rationnel ne rentre pas en conflit avec le rationnel, lorsque ce dernier n’est pas confondu avec le rationalisme matérialiste typique de la science moderne.
Si des citations dans les textes sont tirées de traductions existantes, elles ne sont absolument pas prises au sens « reconnu globalement par les orientalistes ». Bien au contraire, elles acquièrent finalement leur sens authentique, pas du tout compris par les orientalistes, qui méritent pleinement les critiques non pas « violentes » mais objectives ‒ et qui ont une portée générale et ne se limitent pas du tout à la question du bouddhisme.
La mention citée : « comme l’a souligné Filiozat » fait référence à la déclaration suivante : « les exposés de Guénon sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son temps », formulée par Jean Filliozat dans un article publié dans le magazine Planète Plus de 1970, « Numéro spécial » dédié à René Guénon. Planète était un magazine du genre science-fiction - occultisme - néo spiritualisme - New Age, créé et inspiré par Louis Pauwels, auteur du Matin des magiciens, personnage engagé dans une intense activité contre-traditionnelle. Le numéro en question était très « spécial » en ce sens qu’il consistait en une série d’articles dénigrants destinés à donner une idée complètement déformée de l’œuvre de R. Guénon. De tout cela, il a beaucoup été écrit dans les numéros de la Rivista di Studi Tradizionali de cette période, et dans la mesure du possible, il sera nécessaire de revenir sur ces arguments, étant donné que ces actions contre-traditionnelles continuent à être exploitées un demi-siècle plus tard. M. Laurant, par la suite, citant à nouveau Filliozat et son article, dit : « dans le numéro de Planète consacré au maître du Caire ». Le sens grotesque et sarcastique de l’expression « consacré au maître du Caire » est particulièrement significatif !
La boutade de Filliozat avait déjà été rapportée dans la R.S.T., n° 33 juillet-décembre 1970, dans un article dédié à Planète et aux différentes implications de cette triste histoire :
« La note d’un orientaliste, “Professeur au Collège de France”, confine à la bouffonnerie en nous informant que les exposés de Guénon “sont en général conformes à ceux de l’enseignement indianiste de son temps, dont il suivait les travaux publiés et parfois les cours”(3)».
* * *
Dans cette nouvelle, mais désormais stéréotypée, production de M. Laurant, nous trouvons à chaque étape des déclarations risquées, suivies de propositions qui devraient les démontrer et qui au contraire mettent en évidence une « dissociation », un manque de cohérence, associé à une intention diffamatoire spécifique. Encore une fois, à la page 176 :
« ... Il vécut quarante-quatre ans immergé en milieu chrétien ‒ sans pratique régulière des sacrements, semble-t-il ‒ et se maria à l’Église en 1912, l’année même de son rattachement au soufisme et de son initiation à la Grande Loge de France, ce qui supposait que, d’une part, l’on puisse être soufi sans être musulman, d’autre part catholique et maçon à la fois ». Source citée : Marie-France James, c’est-à-dire l’une parmi les plus ardents détracteurs de René Guénon, dont les écrits avaient pour but de le combattre à tout prix.
En tout état de cause, on sait que R. Guénon avait depuis sa jeunesse un Maître hindou sur lequel il maintenait une stricte discrétion, manifestement due à des questions initiatiques qui échappent complètement à M. Laurant, qui considère également ce silence comme contradictoire (!). Donc certainement on ne peut pas dire qu’il était « immergé » dans le milieu catholique. Le mariage à l’église était évidemment nécessaire en raison de l’appartenance de son épouse au catholicisme, ainsi que des conditions de temps et de lieux du milieu.
À cet égard, on peut se référer à ce que R. Guénon écrit dans le chapitre « Sagesse innée et sagesse acquise(4) », puisque précisément son cas devait être celui d’une sagesse innée, absolument exceptionnel à notre époque ; et on peut donc penser que son état était comparable à celui d’un Rose-Croix qui assumait la forme traditionnelle du pays dans lequel il vivait. Penser pouvoir étudier quelles pourraient être les pratiques rituelles d’un être qui avait non seulement une notion théorique de l’unité fondamentale des traditions, mais qui en avait une connaissance réelle, et qui se trouvait dans des conditions de milieu très particulières, est tout à fait hors de propos.
D’autre part, même dans les cas les plus ordinaires, il est impossible de savoir quelles pratiques rituelles l’on accomplit en privé ; en ce qui concerne l’observation des prescriptions quotidiennes de l’Islam, pour ceux qui sont « immergés » dans un milieu potentiellement hostile et non islamique, il n’y a aucune obligation de montrer publiquement leurs pratiques religieuses ; surtout pour ceux qui se placent au point de vue strictement ésotérique. Et il est très possible de remplir toutes les prescriptions sans que personne ne soit au courant de rien à l’extérieur, même après de nombreuses années. Toutes les allégations sur la pratique islamique de R. Guénon sont donc totalement gratuites et injustifiées. L’objection à l’initiation maçonnique est même risible.
L’« hypothèse » selon laquelle l’on pourrait « être soufi sans être musulman » n’est pas cohérente, car l’on cherche à forcer une conclusion en utilisant les termes de manière abusive. On peut être Sûfi dans le vrai sens du terme, signifiant « réalisé », sans appartenir à la tradition islamique ; et on peut être musulman, c’est-à-dire soumis à la volonté divine, même si l’on appartient à une autre tradition ; mais d’un point de vue technique, pour les personnes qui entrent dans la tradition islamique dans la condition d’aspirant à l’initiation, les règles générales qui ont toujours été considérées comme indispensables sont valables.
L’article « Nécessité de l'exotérisme traditionnel » n’est paru qu’en 1947, mais c’est une explication claire, pourrait-on dire « pour les débutants », de questions fondamentales qui auraient dû être considérées comme acquises dès le début et qui sont toujours contenues implicitement dans l’œuvre de Guénon depuis le commencement. L’ensemble de son œuvre se concentre en fait sur une revivification de l’esprit traditionnel, alors que le manque de compréhension de la nécessité d’une pratique exotérique (qui devra être transformée au point de vue ésotérique) est précisément dû à l’absence de cet esprit, typique des occidentaux modernes. Dans le cas de la tradition islamique, du reste, la question ne peut pas se poser non plus, tellement les pratiques obligatoires sont fondamentales pour le rituel initiatique.
À suivre dans le texte (page 176) l’un des cas récurrents où M. Laurant fait une déclaration négative et, en essayant de la prouver, montre exactement le contraire, tout simplement parce qu’il n’a pas compris l’exposé doctrinal :
« Certains de ses écrits paraissent aussi incompatibles avec l’islam exotérique comme l’identification du Christ au Verbe incarné dans un article de Regnabit :
“La Révélation primordiale, œuvre du Verbe comme la Création, s’incorpore pour ainsi dire, elle aussi, dans des symboles qui se sont transmis d’âge en âge depuis les origines de l’humanité ; et ce processus est encore analogue, dans son ordre, à celui de la Création elle-même. D’autre part, ne peut-on pas voir, dans cette incorporation symbolique de la tradition ‘non-humaine’, une sorte d’image anticipée, de ‘préfiguration’ de l’Incarnation du Verbe ? Et cela ne permet-il pas aussi d’apercevoir, dans une certaine mesure, le mystérieux rapport existant entre la Création et l’Incarnation qui en est le couronnement ?”(5) »
Dans la tradition islamique, il n’y a aucune contradiction entre l’exotérisme et l’ésotérisme, lorsqu’ils sont maintenus dans une stricte orthodoxie, car ce sont des points de vue différents, le premier nécessairement dogmatique, le second métaphysique, et pourtant parfaitement compatibles. Ce qui est dit de l’incarnation de la Parole divine pour le prophète ‘Isâ, l’est aussi, comme on le sait, pour le prophète Muhammad, et dans les textes de R. Guénon, cette incarnation est mise en relation avec la Révélation primordiale, le processus de la manifestation universelle(6), autrement dit avec l’Avatâra éternel. Ce ne sont pas des sujets qui laissent de la place pour dire des bêtises !
L’article cité : « Le Verbe et le symbole » (1926), qui, outre celle mentionnée ci-dessus, clarifie de manière magistrale d’autres questions de principe, aurait pu être, entre autres et avec le livre Autorité spirituelle et pouvoir temporel (1929), une aide énorme pour une revivification du catholicisme. Aide qui, on le sait, a été immédiatement retournée à l’expéditeur, déclenchant en fait une réaction d’hostilité ouverte. À ce moment-là, il était devenu clair que l’adoption du catholicisme n’aurait pas pu constituer une solution envisageable pour une voie de réalisation spirituelle, et cela ne devrait donc nullement nous surprendre si, à partir de cette époque, R. Guénon n’encourageait pas ce choix. M. Laurant fait semblant d’ignorer tout cela et critique les choix de R. Guénon en affirmant, entre autres, que :
« Le maître répondit par une série d’articles et de mises au point de 1931 à sa mort, fixant des conditions tellement restrictives et décourageantes pour les recherches en direction de l’ésotérisme chrétien que le soufisme restait la seule voie possible ». Et pour soutenir ces critiques, il s’appuie, comme d’habitude, sur le trop bien connu « Document confidentiel » attribué à Clavelle/Reyor et dans lequel il semblerait que Clavelle lui-même et d’autres « protagonistes » seraient entrés « à reculons, ou passagèrement, dans l’islam »(7).
Il ne faut pas oublier que ce « Document confidentiel » est une lettre anonyme (et cela suffirait déjà pour être écarté par les chercheurs sérieux). L'attribution à Clavelle peut être tirée d’une part de certains contenus, mais surtout du fait que certains écrivains, engagés dans des campagnes de dénigrement à l’encontre de R. Guénon, ont rendu compte d’affirmations et de jugements, attribués par eux-mêmes à Clavelle, et qui se sont ensuite retrouvés dans le « Document » après sa publication sur Internet. Il faut donc présumer que ces écrivains en étaient déjà en possession grâce à quelqu’un qui en connaissait bien l’origine, pouvant ainsi disposer d’un matériel défectueux, contaminé, et en même temps « précieux » pour leurs campagnes diffamatoires.
Si « les recherches en direction de l’ésotérisme chrétien » occidental (l’hésychasme mis à part), n’ont jamais abouti à rien de concret(8), c’est simplement parce qu’il n’y avait plus rien à trouver, et la faute n’incombe certainement pas à Guénon, comme M. Laurant voudrait au contraire le faire paraître !
Nous abordons ici l’un des points les plus spécifiques des techniques de manipulation employées, technique communément appelée de l’ENNEMI UNIQUE : tout ce qui se passe de négatif est attribué, d’une manière ou d’une autre, au sujet à accuser ; il est facile de voir comment cette technique est appliquée en continu. Un autre exemple à la même page, à propos des difficultés rencontrées par A. K. Coomaraswamy en raison de sa naissance de père hindou et mère anglaise : depuis toujours, ou du moins depuis l’origine des castes, les hors-caste avaient de grandes difficultés pour la pratique traditionnelle hindoue; mais concernant les difficultés de A. K. Coomaraswamy, selon M. Laurant, c’est Guénon qui en est le responsable ! Et il va jusqu’à dire qu’il considérait Coomaraswamy comme un oriental occidentalisé. R. Guénon a toujours eu la meilleure estime de Coomaraswamy et il a souvent fait référence à ses études qui démontrent non pas une simple érudition, mais une réelle compréhension théorique du point de vue métaphysique. La définition non flatteuse de « Orientaux occidentalisés » a été utilisée par R. Guénon dans des cas complètement différents.
Nous profiterons donc de cette occasion pour faire un bref bilan, afin de voir quels sont les « critères scientifiques » utilisés par J.-P. Laurant et qui, nous le verrons, consistent en des techniques de manipulation de l’opinion les plus connues des psychologues et couramment utilisées par les propagandistes et les persuadeurs de toutes sortes.
On retrouve souvent la technique de TRANSPOSITION ou de « transformation de la victime en bourreau » : les situations sont renversées, en attribuant au sujet que l’on veut accuser les méfaits propres de l’accusateur ou de ceux qu’il entend soutenir. Un exemple parmi d’autres (page 75 en note) : « Peu avant sa mort, il suspecta un de ses plus proches amis, Martin Lings, d’ouvrir son courrier, celui-ci en fut assez cruellement mortifié ».
Dans ce cas, l’idée transmise est celle que Guénon souffrait de manie de persécution (vieille histoire !) et qu’il pouvait imaginer des choses irréelles ; les vraies circonstances des épisodes en question sont passées sous silence, et un appel est lancé au sentimentalisme, en s’apitoyant sur la « pauvre victime ». En réalité, il y eut des circonstances précises qui permirent à Guénon d’établir les faits imputés à Martin Lings, qui ne peut en aucun cas être qualifié d’« ami », comme s’il devait être placé au même niveau. Et encore, il est paradoxal de dire que Guénon avait ses « plus proches amis » dans le groupe de Schuon, alors que ce dernier avait déjà perdu toute régularité traditionnelle.
Il faut également savoir qu’il est très difficile de cacher quelque chose lorsqu’on se trouve face à un Sheikh, mais cela fait partie des choses difficiles à comprendre pour ceux qui n’en ont jamais vu(9).
L’application d’une autre technique, dite de VRAISEMBLANCE, est particulièrement évidente : fournir des interprétations trompeuses, à partir d’arguments tendancieux, d’informations fragmentaires, de calomnies insinuantes, de mystification, en divulguant le tout régulièrement et avec insistance ; et présenter ces arguments comme confirmés par des sources solides, par des sources faisant autorité, même s’il s’agit plutôt de versions particulièrement polluées par des intérêts partisans. L’effet recherché est de créer le maximum de confusion, ce que les lecteurs les moins avisés (la majorité) auront tendance à résoudre à travers l’explication la plus simple possible (celle suggérée), selon les critères de la mentalité commune. Il est relativement facile de faire accepter aux gens un mensonge qui peut difficilement être réfuté et qui apparaît « probable » pour la mentalité profane, en l’opposant à quelque chose de difficile à comprendre ou à accepter pour la même mentalité.
La liste des techniques appliquées par M. Laurant, qui constitue le seul élément pour ainsi dire « scientifique » de ses recherches ‒ mais il s’agit de la science de la mystification ‒ pourrait être encore allongée, mais nous ne voulons pas nous attarder là-dessus, du moins pour le moment. Le concept fondamental, étant donné la répétitivité implacable de ses livres, est celui bien connu selon lequel « un mensonge répété continuellement devient la vérité ». Dans tout cela, le mensonge ne concerne pas simplement tel ou tel fait ou un jugement spécifique : c’est quelque chose de généralisé qui vise à la fois une dénaturation de l’œuvre et le dénigrement de tout ce qui aurait pu représenter un effort pour mettre en œuvre les principes.
Si, dans la manière de considérer l’œuvre de R. Guénon, on exclut un réel intérêt pour le contenu doctrinal ; si on exclut une compréhension de la métaphysique et des réalités transcendantes en général ; si l’on rejette l’idée de la possibilité de réalisation spirituelle et des fonctions spirituelles ; si une aspiration initiatique est exclue ; si on exclut la foi ‒ vivifiée par la compréhension ‒ dans les traditions et les Révélations ; si la sincérité et l’honnêteté de la recherche sont exclues ; bref, si tout ce à quoi l’œuvre devrait vraiment servir est éliminé, que reste-t-il ?
Il ne reste que ce qui peut résulter d’une exploitation impropre, illégitime et complètement profane ; il ne reste que l’application de la devise : « Corruptio optimi pessima ». Plutôt que d’attribuer à R. Guénon la formation de toute sorte de « réseaux », M. Laurant ferait mieux de réfléchir au caractère de celui dont il fait partie lui-même et qui est un instrument des pires actions mystifiantes et anti-traditionnelles. Son objectif, outre celui de jeter de la boue sur tout ce qui concerne l’œuvre et la vie de René Guénon, est avant tout de « démontrer » que toute tentative d’application pratique de son œuvre a échoué d’une manière ou d’une autre. Rien n’est plus faux que cela, et ceux qui possèdent des qualifications initiatiques ne se laisseront jamais décourager, quel que soit le nombre de semeurs de scepticisme qui, comme les chiens qui aboient à la lune, ne seront rien d’autre que les vrais perdants.
POST SCRIPTUM
Comme dans les travaux précédents, nous trouvons plusieurs informations erronées à propos de notre Maître Roger Maridort à qui, à nouveau, est attribué le statut de moqaddem, qu’il semble n’avoir jamais eu, car il fut nommé directement Sheikh par le Sheikh Muhammad At-Tâdilî, auprès duquel il s’était rendu suivant le conseil de R. Guénon, demeurant comme disciple pendant deux années, plus précisément depuis l’été 1949 à 1951.
On ne comprend pas clairement quels sont les critères « scientifiques » et historiques sur la base desquels M. Laurant insiste sur cette qualification de moqaddem, qui n’existe nulle part.
En revanche, le même Laurant, accompagné par M. P. L. Zoccatelli, s’est rendu il y a quelques années auprès de la famille At-Tâdilî et a pu constater que Roger Maridort, sous le nom de Sheikh Husayn, était le seul et dernier successeur du Sheikh At-Tâdilî. Ce dernier n’avait en fait transmis la fonction de Sheikh à personne d’autre que lui.
Cette circonstance est admise à contrecœur par M. Laurant dans la note n° 275 (page 155). Dans la même note, il déclare ensuite que : « Les publications posthumes du maître le furent [de la part de R. Maridort] avec un appareil scientifique faible, voire absent, élargissant le fossé entre les tenants de l’influence intellectuelle et ceux de la voie initiatique. Les Symboles fondamentaux de la Science sacrée furent réédités par Gallimard amputés des notes savantes de M. Vâlsan. »
Il devrait être superflu de préciser que les œuvres posthumes, composées de recueils d’articles et de revues de R. Guénon, devaient être publiées en rassemblant les textes tels quels, sans les modifier ou les exploiter de quelque manière que ce soit sous le prétexte d’un « appareil scientifique ». En revanche, il n’est pas superflu de préciser que, sous prétexte des notes ajoutées par M. Vâlsan dans les Symboles fondamentaux, les héritiers de Vâlsan lui-même ont prétendu à un moment donné que le livre était un ouvrage anthologique de Vâlsan et non un livre de R. Guénon, dont il s’était approprié les droits d’auteur, en en excluant les héritiers de Guénon. C’est la raison pour laquelle, en vertu d’un jugement, le livre a ensuite été republié sans ces « notes savantes ».
Mieux vaut survoler, pour ne pas avoir trop à en dire, l’étrange distinction entre « les tenants de l’influence intellectuelle [qu’est-ce que cela signifie ?] et ceux de la voie initiatique », que nous laissons au cerveau de M. Laurant.
GIANNI CONFIENZA