René Guénon et la tradition hindoue - Comptes Rendus

R. S. T., par Gianni CONFIENZA

Le sous-titre du livre, Les limites d’un regard, semble curieusement se retourner contre son auteur, car il est d’emblée évident que les limites, que ce jeune universitaire spécialisé en philosophie des religions et en philosophie politique voudrait attribuer à R. Guénon, sont au contraire entièrement les siennes. Il se place, comme beaucoup d’autres, dans cette catégorie d’écrivains aux prétentions ésotériques, qui exploitent l’œuvre de R. Guénon, puis qui essaient de la contester en avançant des opinions individuelles afin de se créer une place, favoriser une carrière académique, publier, démarrer un groupe, comme le font normalement les philosophes.

Spécialiste, à sa façon, de l’hindouisme, mais aussi pratiquant et lié à une école hindouiste, il doit d’abord contester R. Guénon sur la question de la possibilité d’un rattachement à la tradition hindoue pour des occidentaux, rattachement considéré par celui-ci non pas totalement impossible en théorie, mais presque impossible en pratique, pour des raisons techniques, et en tout cas inadapté à la nature des occidentaux eux-mêmes.

R. Fabbri choisit trois principaux « supports » pour tenter de remettre en question certains points fondamentaux de l’œuvre de Guénon : ses études académiques sur l’hindouisme (à propos desquelles il insiste sur la nécessité de l’érudition) ainsi que ses fréquentations de certains cercles hindous ; les théories d’Eric Hermann Voegelin, philosophe, sociologue, politologue allemand, sur la base desquelles il apporterait des justifications psychologiques ‒ psychanalytiques ‒ sociologiques à ce qu’il appelle les « tendances millénaristes » de R. Guénon, en avançant même une théorie sur la naissance assez récente de la métaphysique ; et les comparaisons constantes avec Frithjof Schuon, son favori, qu’il définit comme « sans aucun doute le principal continuateur de Guénon » (sic !).

Ces prémisses suffiraient à considérer comme inutile un compte-rendu et à inviter à jeter tout simplement ce libelle à la « corbeille » ; et pourtant, pour des raisons que nous verrons, nous pensons que cela vaut la peine de l’examiner, en le considérant comme un symptôme de certains courants particuliers qui se propagent en ce moment. Une constante, commune à toute la catégorie à laquelle l’auteur appartient, est de chercher continuellement à justifier les idées présentées par Guénon par l’influence d’un auteur ou d’un autre, de certains événements, de certaines rencontres, de certaines situations environnementales, pour chercher à réduire ses enseignements au niveau d’une philosophie, en atténuer la portée en les étiquetant d’une manière ou d’une autre. Même un professeur comme Henry Corbin est préféré à Guénon, à certains égards, pour ses réflexions sur le « monde imaginal », correspondant au domaine « subtil », que Guénon aurait « négligé » en le considérant comme « le domaine de prédilection de la contre-initiation ». Il est clair que dans cette dernière affirmation, c’est du psychisme inférieur dont il s’agit, mais les « modalités subtiles » sont considérées à la fois dans le sens inférieur et dans le sens supérieur ; dans l’individualité humaine, il y a même des modalités supérieures qui échappent déjà au temps.

En tout cas, on parle amplement de la sphère subtile à propos de la constitution de l’être humain et du monde manifesté en général. Certainement, l’importance du domaine subtil est tout à fait relative comparée à celle du point de vue métaphysique qui est le véritable objectif de l’œuvre de Guénon ; et au point de vue « opératif » il n’y aurait aucun sens à accorder trop d’attention au domaine subtil - celui de l’âme (an-nafs) - étant donné qu’il faut arriver à son extinction (al-fanâ) comme condition nécessaire à la réalisation spirituelle. Bien sûr, ceux qui s’en tiennent à un point de vue extérieur ne peuvent pas trouver les arguments qui prouvent que l’œuvre de R. Guénon est le résultat d’une véritable réalisation spirituelle au niveau le plus élevé, et aussi d’une fonction particulière. L’œuvre de Corbin peut être intéressante à certains égards, mais il s’agit tout de même de simple érudition : on peut en tirer quelque chose d’utile mais qui devra être extrapolé et correctement interprété pour être utilisable.

Que dire ensuite des remarquables éloges adressés à F. Schuon, qui aurait eu « la tâche d’analyser en détail les moyens concrets qui doivent être mis en œuvre dans la voie » et dont l’œuvre est présentée « comme un indispensable complément opératif à celle de Guénon » ! Ce jeune homme, qui a la prétention de critiquer Guénon sur Les états multiples de l’Être, n’est même pas capable de distinguer une Voie régulière des extravagances hétérodoxes les plus évidentes. F. Schuon avait été totalement désavoué par Guénon, à partir d’un certain moment, après qu’il avait commencé à manifester certains déséquilibres qui ne cessaient de s’aggraver, et que le groupe qu’il avait fondé en Suisse avait perdu toute régularité au point de vue rituel. De son côté, Schuon contestait ouvertement R. Guénon, à un tel point qu’il dut abandonner sa collaboration aux Études Traditionnelles. Il alla s’établir en Amérique, où il put se consacrer plus facilement à ses excentricités. Il y a d’ailleurs des raisons particulières qui poussent l’auteur du livre à apprécier particulièrement F. Schuon, et ce sont les « visions mariales » (présumées) de ce dernier et les théories qui voient un Avatâra dans la Vierge. R. Fabbri observe, sur un ton de reproche, que Guénon aurait réduit « l’Islam au soufisme et le soufisme à Ibn Arabi... L’hindouisme au Vedanta et le Vedanta à l’interprétation particulière donnée par Shankara », et encore que « Guénon a finalement accordé très peu de place à l’une des grandes traditions religieuses de l’Inde, le culte de la Déesse. »

R. Fabbri, quant à lui, semble être particulièrement attaché à ce culte. Il se présente en effet comme le fondateur d’un « Centre Aditi pour l’étude de la tradition hindoue » qui « est placé sous le haut patronage de la déesse Aditi ». Comme il dit : « Dans la littérature védique ancienne, Aditi est le nom de la Mère des Dieux. C’est à la fois une personne divine à laquelle le dévot peut s’adresser et le symbole de la conscience universelle et illimitée que le métaphysicien reconnaît au fond de lui-même. Le culte d’Aditi trouve son prolongement dans l’hindouisme contemporain à travers le culte tantrique de la Shakti sous ses différentes formes (Pārvatī, Kālī, Tripurasundarī etc.) ». Si donc l’adhésion de l’auteur à la tradition hindoue est de ce genre, sa sympathie pour Schuon et ses « apparitions » de la Vierge est compréhensible. Cela ne justifie en rien les critiques adressées à Guénon, dont l’enseignement, parfaitement en ligne avec ceux de Muhyiddîn ibn ‘Arabî et Shankaracharya (le vrai, à ne pas confondre avec ses successeurs plus ou moins modernes), est le plus essentiel et le plus élevé. Étudier le Vêdânta à partir des commentaires de Shankaracharya n’est nullement limitatif, car ils ont été écrits par un être réalisé et investi de cette fonction précise, et ils sont donc bien loin d’être une « interprétation particulière ». Mais passons à d’autres points fondamentaux sur lesquels il y a des réserves à avancer. Selon une technique éprouvée que nous avons déjà vue appliquée par d’autres « contestataires », l’auteur commence les différents chapitres par des affirmations claires et décisives, sans nullement arriver à les justifier dans la suite, mais ce sont des affirmations qui peuvent toutefois rester dans la mémoire du lecteur en raison de leur caractère lapidaire : « Et pourtant, l’œuvre de Guénon est fracturée de l’intérieur, divisée contre elle-même au risque de schizophrénie ». Cette « terrible » fracture consisterait alors dans le fait qu’il fonde l’enseignement doctrinal sur les doctrines hindoues tandis que dans la vie il choisit le soufisme !

Après avoir dit que Guénon aurait « contribué, au moins modestement, à l’implantation de l’Islam en Europe, promouvant dans son sillage une forme d’Islam intellectuel et mystique »(!), dans sa confusion mentale, il poursuit en disant que cet Islam serait « en porte-à-faux avec les courants salafistes et wahhabites ». Le terme porte-à-faux indique quelque chose en position fausse et instable : comment peut-on arriver à écrire de telles bêtises ? En plus de n’avoir rien compris à l’œuvre de Guénon, il faut ignorer complètement ce que sont les courants wahhabites et salafistes : sectes caractérisées par un excès de littéralisme et de fanatisme, ennemies acharnées de toute idée d’ésotérisme, inspiratrices de politiques de persécution contre les organisations initiatiques islamiques.

L’auteur annonce pompeusement qu’il veut examiner des prétendues divergences avec les doctrines hindoues, à commencer « par les principes, la doctrine métaphysique et la conception guénonienne de l’État suprême et inconditionné ». Après un périple dans lequel il résume ce que Guénon dit sans rien trouver de concret ‒ en ajoutant parfois des critiques incohérentes, ou sur son style, selon lui trop abstrait ou n’ayant pas la même « souplesse » que celui de Shankara ‒ finalement, le seul point sur lequel il est clairement en désaccord, c’est le rejet par Guénon de la théorie de la réincarnation, qui selon lui est au contraire normalement possible !
Un autre argument contesté par R. Fabbri est celui de la « Tradition primordiale » : il essaie de rejeter ce que Guénon expose sur le sujet avec des discours alambiqués et contradictoires, évidemment pour se conformer aux idées des Maîtres avec lesquels il peut être en contact et qui ne peuvent pas être exempts d’un certain exclusivisme. D’une part, il admet que « l’on ne saurait nier que les représentants de l’orthodoxie hindoue, à savoir les grands Shankaracharya, professent leur foi en une révélation originaire, la Shruti, aussi ancienne que les jours. Les grandes religions du monde leur apparaissent comme autant de rameaux détachés du Sanatana Dharma. La perte du sens de l’unité primordiale ne serait elle-même qu’une des manifestations du processus de décadence qui a conduit l’homme dans les ténèbres du quatrième âge, le Kali Yuga ». D’un autre côté, il dit catégoriquement : « Contrairement à ce que les traditionalistes laissent entendre, en général, les maîtres orthodoxes ne sont pas universalistes et les maîtres universalistes (ceux-là mêmes qui, en Inde, attirent de véritables cohortes d’Occidentaux hébétés) ne sont pas orthodoxes ».

Le problème n’a aucune raison de se poser, puisque Guénon maintient le discours doctrinal au plus haut niveau d’universalité, tout en précisant, comme tous devraient le savoir, que dans la pratique d’une voie initiatique on s’intègre dans une tradition bien déterminée et on en suit fidèlement toutes les prescriptions.

Les réserves de R. Fabbri proviennent avant tout de son refus d’abandonner les théories des historiens des religions et certaines tendances philosophiques et sociopolitiques, condition quasi indispensable à ceux qui veulent conserver une place dans les milieux académiques ; mais le résultat est un mélange inacceptable, une sorte d’opportunisme philosophique. Ainsi, pour soutenir une théorie philosophique et historiciste moderne, Fabbri introduit une sorte d’« évolutionnisme » dans la tradition en soutenant que la métaphysique ‒ telle que celle présentée par R. Guénon (la doctrine de l’Unité ou de la Non-dualité) – n’aurait vu le jour qu’à une époque soi-disant « Axiale" » correspondant à la période entre le VIIIème et le IIème siècle av. J.-C. : « ... la vision métaphysique qui est la sienne [celle de Guénon], celle d’une Réalité divine conçue comme radicalement transcendante par rapport au monde empirique, a pris forme pour la première fois à l’Age Axial ». Avant, il y avait « un univers ritualiste dans lequel le Sacré était symbolisé sous des formes essentiellement “compactes” et cosmologiques ». Le passage aux conceptions métaphysiques aurait eu lieu à peu près au moment de l’émergence du bouddhisme, en avançant « à tâtons », « à mesure que s’opère une intériorisation des rites et que les dieux de l’ancien panthéon perdent leur numinosité ».

Si l’auteur admet, comme mentionné précédemment, que nous sommes dans l’âge sombre du Kali-Yuga, comment est-il possible que la doctrine de la non-dualité apparaisse seulement à cette époque, alors que, auparavant, il n’y aurait eu qu’un « panthéon de divinités représentant des principes cosmologiques » étroitement liés à ce qu’il appelle le « monde empirique » ? Et comment la « Délivrance » était-elle possible en absence d’une compréhension métaphysique ? En dépit de toute logique, Fabbri insiste et dit encore qu’avec « le rejet de toute idée d’évolution... on se condamne à rendre inintelligible le devenir effectif de la conscience religieuse indienne depuis ses premiers commencements ». Il fallait donc l’évolutionnisme pour comprendre la Tradition ? Et l’on ne peut pas admettre la Tradition primordiale, car c’est une idée trop universaliste pour les Maîtres orthodoxes !
Il y aurait encore bien d’autres contradictions à souligner, mais nous devons rester dans les limites d’un compte rendu.

Toutefois nous aimerions citer une phrase qui explique les raisons pour lesquelles nous sommes allés aussi loin : « En pratique, nous avons pu remarquer que les maîtres hindous contemporains sont d’autant plus disposés à transmettre leur science initiatique à des étrangers qu’ils voient avec regret les indiens se détourner de leur propre tradition ». De la part de certains représentants de la tradition hindoue ‒ qui ne sont pas simplement les faux gurus auxquels nous étions habitués ‒ il y a évidemment une tendance à envisager comme dépassées certaines barrières de caste et de nature individuelle, et à permettre de larges ouvertures aux occidentaux qui mènent ensuite des actions de propagande en Europe. Dans notre N. 110 nous avons signalé un autre cas, cette fois italien, très problématique. Nous ne pouvons certes pas porter de jugement sur ces « maîtres hindous contemporains » (qui sont pourtant nombreux et diffusent largement leurs messages et images sur Internet), mais nous pouvons au moins observer ce que leurs élèves produisent, et cela ne nous rassure aucunement quant aux résultats de ces ouvertures, accordées en interprétant les règles établies par le Sanatana Dharma de manière plutôt flexible.

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Mais ce n’est pas tout : le pire n’est pas encore le livre lui-même, mais la préface, écrite par Jean-Pierre Laurant, qui parvient à être encore plus haineux envers Guénon qu’il ne l’est déjà dans ses livres, en particulier dans le dernier dont nous avons traité dans notre numéro précédent. J.-P. Laurant s’appuie sur la thèse de Fabbri, mais en y mettant une grande partie de son « bagage » habituel, et exprime ainsi son hostilité envers Guénon avec des déclarations telles que : « Le premier écueil est venu des effets pervers du pouvoir de séduction de ses écrits... ». « Le second écueil vint de la nécessité affirmée, bien tardivement, d’un exotérisme traditionnel, c’est-à-dire d’une pratique religieuse », et ainsi de suite avec les refrains trompeurs habituels qu’il répète depuis cinquante ans. Ici, cependant, nous trouvons une déclaration particulièrement significative : à propos de l’un de ses travaux de « critique historique » sur l’œuvre de Guénon qu’il avait présenté à François Secret, il ajoute : « Des années plus tard, François Secret nous dit, après avoir soutenu et défendu fermement notre travail, qu’en fait il détestait Guénon et sa prétention de omni scibili [tout savoir]. Ceci est la remarque de méthodologie objective la plus convaincante que nous ayons jamais entendue ». Voici enfin déclaré « noir sur blanc » ce que ces gens ont en commun : détester Guénon !

Un certain sentiment d’agacement, dû au fait que Guénon pourrait donner l’impression de « vouloir tout savoir », ne peut être ressenti, de façon superficielle, que par ceux qui abordent ses textes en étant complètement dépourvus de connaissances dans ce domaine. Ce sentiment disparaît complètement dès que l’on se rend compte du vrai contenu et que l’on commence à comprendre. Évidemment, beaucoup ne comprennent guère, ce qui génère les réactions les plus diverses dans leur esprit ; mais la réaction qui consiste à développer une activité hostile, qui s’identifie à sa propre profession pour toute la vie, est vraiment très particulière ! Et c’est un phénomène vraiment paradoxal qu’une personne qui n’a jamais rien fait d’autre que d’essayer de ternir R. Guénon et son œuvre, et qui doit être considérée plus comme un ennemi qu’un adversaire, soit entrée dans la « Fondation René Guénon », en devenant l’un des membres les plus actifs et soit aujourd’hui le principal auteur de certaines « annexes » et autres notes qui accompagnent des éditions soi-disant « définitives », éditions qui auraient sûrement été interdites par R. Guénon lui-même.

Nous concluons par quelques phrases de ce dernier, tirées d’un compte-rendu et qui s’adaptent bien au cas présent : « ... Ce qui est franchement amusant, c’est le reproche final de “n'être jamais là où l’adversaire voudrait engager le combat” ; s’imagine-t-il donc que la doctrine traditionnelle consent à se reconnaître des “adversaires” et qu’elle peut s’abaisser à des “combats” ou à des discussions quelconques ? Ce sont là d’étranges illusions : dans ce domaine, disons-le nettement, on comprend ou on ne comprend pas, et c’est tout ; c’est peut-être très regrettable pour les philosophes et autres profanes, mais c’est ainsi. Dans ces conditions, il est bien évident que le soi-disant “adversaire” ne pourra jamais faire autre chose que de se débattre dans le vide, et que tous ses arguments porteront inévitablement à faux ; il ne nous déplaît certes pas qu’on nous ait donné l’occasion de le constater encore une fois de plus ».

GIANNI CONFIENZA

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